L' A380 : le dernier exploit de l'espèce humaine ?

        Alors que tout le monde se félicite du premier vol de l'A380, j'éprouve une profonde tristesse. La société qui m'entoure est atteinte du syndrome du Titanic. Elle croit en la toute puissance du progrès et se passe de réflexion sur le sens qu'elle lui donne. Peu importe qu'on ait entendu parlé de la présence d'icebergs, l'essentiel est de continuer à battre des records... de consommation d'énergie et d'émission de gaz à effet de serre (GES).

        Dans vos colonnes, on peut lire que cet avion est un "géant vert" car il consomme seulement 2.9 litres de kérosène aux 100 km par passager. Je trouve que parler de cet avion comme étant un avion écologiquement acceptable est simplement scandaleux. Mais je le comprends car il y a un déficit chronique d'information sur les icebergs qui nous menacent. Parmi ces icebergs, le plus gros est certainement le réchauffement climatique. Pour éviter les pires ennuis, nous savons qu'il faudrait aujourd'hui limiter nos émissions de GES à 500 kg équivalent carbone, et il est très probable qu'il faudra demain (à l'horizon 2030-2050) abaisser ce seuil à 300 kg. A quoi correspond ce chiffre de 500 kg équivalent carbone en terme de consommation de pétrole ? Voici le coefficient de conversion à retenir : 1 litre de carburant pétrolier conduit à l'émission d'environ 800 g équivalent carbone. Donc, limiter ses émissions à 500 kg équivalent carbone revient à limiter sa consommation annuelle de pétrole à 625 litres. C'est déjà très peu puisque cela correspondrait à un seul voyage en A380 (version bétaillère avec une compagnie du style "Air Bétail") de 21500 km ! Et du fait que les émissions sont faites en altitude, l'effet de serre en résultant est deux à quatre fois supérieur, ce qui divise d'autant le plafond du kilométrage acceptable. Pour simplifier les calculs et tenir compte des incertitudes scientifiques sur ce sujet, je n'en ai pas tenu compte pour la suite du texte, mais il faut garder à l'esprit cet aspect du problème.

        Il faut aussi tenir compte du fait qu'on émet des GES avec d'autres activités que l'activité transport. En France, c'est seulement un quart de nos émissions qui sont attribuables aux transports, donc on peut se dire qu'on doit se réserver pour les transports un quart des 625 litres cités précédemment, soit 159 litres (tout juste un baril de pétrole). Avec un baril, on ne peut plus voyager en A380 que sur 5500 km !

        Et dans ce secteur des transports, il n'y a pas que l'aviation, il a aussi (et loin devant) les voitures, les camions et les bateaux. Au final, la part de pétrole que nous pourrions réserver à voyager en A380 pourrait se situer autour de 20 litres par an, soit de quoi faire 700 km, ce qui est vraiment très optimiste compte tenu des caractéristiques des émissions stratosphériques. On voit très bien alors que l'A380 n'est compatible avec l'écologie que si les gens se limitent à un seul voyage trans-océanique tous les 20 à 80 ans. Et encore, il faudra qu'ils limitent en parallèle leur consommation de carburant automobile à 50 litres par an, un plein avec nos voitures actuelles !

        Je crois que j'ai donné assez de chiffres pour que le lecteur puisse comprendre que l'A380 est très probablement le dernier exploit de l'espèce humaine en matière d'incitation aux émissions de GES. Quand j'étais enfant, mon rêve était de devenir pilote de chasse. J'ai grandi avec les progrès techniques, j'ai passer 60 heures à bord d'avions civils et je ne sais par quel miracle, j'ai été guidé par la raison et la sagesse sur une autre manière de voir le monde. Depuis deux ans et demi, je suis entré en résistance contre cette société du gaspillage et du mépris des générations futures. Ne comptez plus sur moi pour continuer dans cette voie. Je boycotte l'aviation car maintenant que je connais les conséquences, je me considérerai comme un coupable d'homicide volontaire envers les générations futures si d'aventure, je franchissais à nouveau la porte d'embarquement d'un avion de ligne.

        Je pense par ailleurs qu'il faudra réserver nos forces pour faire face au crack rampant de l'immobilier, à la flambée du pétrole et à toutes les calamités que nous prépare la nature.

        Pour conclure, ce qui me désole le plus, c'est qu'à travers ce forum, et d'une manière générale, l'ensemble des médias, je suis un marginal. Je rêve que tous les gens qui se reconnaissent dans ce que j'écris fassent de même, pour que je ne sois plus le seul, ou presque, à témoigner de mon combat quotidien contre le fatalisme ambiant.

Eric Souffleux, nantais de 26 ans, militant écologiste et auteur du site générations futures.

Ce texte a été publié dans le Ouest France du 3 mai 2005, soit 5 jours après son envoi à la rédaction.

 

 

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Dernière mise à jour : 29 janvier 2006
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