Alors qu'approchent de sombres périls, la démocratie est-elle compatible avec l'écologisme radical ?
Cet éditorial est la suite du précédent consacré à mes interrogations sur la nécessité d'un nouveau système de gouvernance alliant les principes démocratiques et la nécessaire affirmation d'une valeur étrangère de notre monde moderne : la sagesse. Dans ce nouvel éditorial, je m'interroge sur le ton que je dois donner à mon action. Faut-il verser dans le catastrophisme comme semble le faire certains écologistes d'aujourd'hui ? Et comment concilier démocratie et écologisme radical ?
Faut-il croire la catastrophe inéluctable pour pouvoir l'éviter ? Alors que nos sociétés savent la catastrophe écologique prochaine, elles ne semblent pas y croire suffisamment pour lutter efficacement contre les causes. C'est le bien connu syndrome du Titanic. Le paquebot, fleuron de la technique, avance dans la nuit noire, l'orchestre joue, les hommes et les femmes rient. L'iceberg approche... nous connaissons la suite. Ce qu'il faut probablement retenir de cette tragédie est qu'en première classe ou en fond de cale, tout le monde en a pris pour son grade. Les catastrophes à venir nous concernent tous et devraient logiquement mobiliser l'ensemble du corps social. Ne faut-il pas dépasser le blocage de nos sociétés démocratiques en développant un « catastrophisme éclairé » ? Parce que la seule façon d'éviter la catastrophe est peut être, paradoxalement, de la penser comme inéluctable. Il ne s'agit pas de décrire seulement la gravité de la situation, car le pessimisme est fortement démobilisateur. Il s'agit plutôt d'éclairer les catastrophes qui s'annoncent avec les solutions qui sont à notre disposition. L'objectif est de déclencher chez les citoyens une peur "positive" qui mobilisera toutes nos forces pour agir dans le bon sens. Il faudrait développer une approche rationnelle et radicale, seule à même d'aboutir à une réelle prise de conscience collective amenant à un changement profond de nos modes de vie.
Avec la montée des périls écologiques, on assiste à une montée de l'écologisme radical. Se pose alors la question de la compatibilité des exigences à la fois urgentes et durables des écologistes, avec le temps démocratique beaucoup plus progressif et soumis aux aléas de la conjoncture du moment. Pour faire face aux grands périls, il faudrait prendre des mesures que l'intérêt individuel ne s'impose pas spontanément et qui peuvent difficilement faire l'objet d'une décision dans le processus démocratique.
L'écologisme radical pose la question de la responsabilité de l'homme face au développement de la technique. L'enjeu est d'utiliser la technique d'une manière vertueuse. Il faudrait essayer de limiter l'emprise de la technique "hétéronome" comme la voiture, l'énergie fossile et nucléaire, qui sont globalement des techniques qui augmentent la dépendance des populations à l'égard de spécialistes. Je crois qu'une société plus vertueuse est une société où les gens ont davantage d'autonomie. Même s'il faut à un moment donné faire appel à des spécialistes. Par exemple dans le cas de la fabrication de vélos (mode de déplacement autogène) ou de panneaux solaires, il faut des matériaux que l'on ne peut obtenir efficacement qu'avec des techniques hétéronomes (l'énergie nucléaire ou hydraulique par exemple). Mais comparativement à l'usage qui est fait de ces techniques aujourd'hui (l'éclairage, le chauffage électrique, la fabrication d'armes, d'avions ou d'automobiles...) cette forme d'utilisation de la technique hétéronome serait bien plus vertueuse puisqu'elle tendrait vers davantage d'autonomie.
Le débat sur la compatibilité de la démocratie et l'écologisme radical est largement revivifié en ce moment par le retour d'une vision catastrophiste dans la pensée écologiste. Ainsi, en s'appuyant sur la théorie dite du pic de Hubbert, selon laquelle la production mondiale de pétrole atteindra très prochainement un maximum en raison de la diminution des réserves accessibles à bon prix, on peut décrire le scénario d'une crise profonde provoquée par une augmentation brutale du prix de l'énergie (dont l'origine pourrait être un attentat terroriste nucléaire sur les points sensibles de la route du pétrole) entraînant l'écroulement des systèmes de transport (l'aviation civile s'effondrerait), l'habitat rural serait désorganisé (en raison de sa dépendance à l'égard de l'automobile), les villes ne seraient plus convenablement approvisionnées en nourritures ... etc. La crise s'accompagnerait d'un chômage massif, d'un appauvrissement de la population et de guerres violentes pour le contrôle du pétrole du Moyen-Orient. Dès lors, on peut envisager trois hypothèses : le chaos et la barbarie ; une dictature des pays riches se protégeant à tout prix (un peu à l'image des États-Unis aujourd'hui) ; une société de sobriété passant par le rationnement à laquelle on aboutira de toutes façons, tôt ou tard, quelque soit les scénarios envisagés.
Les écologistes radicaux postulent la survenance d'une crise écologique d'une intensité sans précédent. Pour la prévenir, ils affirment la nécessité d'une rupture avec le système économique dominant, qui repose sur la croissance. Ils dénoncent également l'idéologie du développement durable, qui prétend concilier développement économique et protection de l'environnement. Le développement durable ne serait qu'un faux-semblant, le manteau environnemental d'un libéralisme qui ne voudrait rien changer. Les écologistes radicaux s'attaquent ainsi au dogme central de la gauche : l'indissociabilité du progrès social et de la croissance économique.
Mais si crise grave il y a, et si le seul moyen de la prévenir est d'adopter des mesures de rationnement et de décroissance, comment le faire sans recourir aux solutions dictatoriales, "léninistes", que récusent des écologistes qui ont toujours refusé l'idéologie marxiste ?
Et si la démocratie était notre arme suprême ? Les conditions de son bon exercice supposent d'assumer la finitude de la planète, de rouvrir l'imagination pour expliquer que le monde fini n'est pas un monde fermé, de réanimer le sens de la tragédie, qui impose des choix décisifs. Le problème de cette approche est que la démocratie exige de l'éducation or cela prend du temps et il me semble que le temps éducatif ou informationnel est peu compatible avec l'urgence de la situation.
Une autre façon d'aborder le problème a été de relever que la démocratie est déjà mal en point en raison des puissances qui contribuent au désastre écologique. En effet le pouvoir n'est plus exercé par le politique, mais par l'instance occulte des firmes multinationales. Par ailleurs, l'enjeu est de savoir si la société fait assez communauté pour se mettre d'accord. Mais quelle est la force du lien social quand la société est à ce point inégalitaire, violente et individualiste ? Comment peut-on créer du lien social alors que l'insécurité, l'incivilité et l'individualisme monte ? Les peurs négatives occultent complètement les peurs positives. Le repli sur soi est davantage d'actualité que le dialogue avec les autres. Le chemin est encore bien long pour nous sortir des périls.
Pour l'anecdote, il m'arrive
souvent d'être klaxonner par des automobilistes furieux d'avoir l'impression de
se traîner derrière un escargot de la route. Cela m'arrive quelque soit le
moyen de transport que j'adopte, mais c'est plus particulièrement criant
lorsque je suis à moto ou en vélo. Généralement leur manoeuvre de
dépassement, souvent précipitée et dangereuse, est vaine puisqu'au feu
suivant nous sommes au même point à la différence qu'ils sont devant, que je
suis derrière et qu'ils ont payé davantage d'impôts que moi. A force de subir
au quotidien cette aliénation, j'en viens moi aussi à revenir sur mon
engagement pour les autres, pour les générations futures. Je me dis que je
n'ai rien de commun avec ces gens méprisants. Quel lien social puis-je avoir
avec eux ? La tentation est grande de laisser tomber le militantisme et de
rejoindre la discrétion de la plupart des amoureux de la nature. Mes grands
parents nous ressassent sans arrêt "vous savez les enfants, ce qu'on vous
souhaite le plus, c'est de ne pas connaître les heures sombres que nous avons
connues." Une certitude grandit en moi, les heures sombres ne sont pas
derrière nous, mais bien devant nous. Heureusement que les moments merveilleux
que je passe à enseigner le karaté me font aimer les autres et croire en
eux...
Le constat est incontournable, même pour ceux qui ne rentrent pas dans une
logique catastrophiste. Il est évident que l'idéal démocratique est en
panne à l'échelle mondiale. La dynamique actuelle du capitalisme pousse au
"parcellarisme", à l'éclatement du sens collectif. Même la cellule
familiale laisse place à des cellules mono-parentales. Cette situation aggrave
le risque que courent les familles en cas de crise profonde comme celle qui se
prépare.
La question que pose l'écologie radicale est donc essentiellement politique : si l'on veut éviter les solutions autoritaires aux crises, il faut revitaliser la démocratie. Cela passe par l'articulation du social à l'écologie, de la solidarité à la diminution des consommations matérielles. "Moins de biens, plus de liens", "Ne pas construire la société que la catastrophe va nous imposer, mais la société que l'on veut", "Ne pas seulement faire moins, mais faire autrement", "Lutter contre les inégalités en instaurant un revenu maximal", "Taxer l'énergie, détaxer le travail", "Travailler moins pour polluer moins" sont les idées synthétisant cette démarche où les crises écologique et sociale ne sont pas pensées comme opposées, mais intrinsèquement liées.
Eric Souffleux, 26 ans, nantais. 8 mars 2005
A lire sur le même sujet :
Écologisme radical et décroissance
Le Monde 04.03.05 - Hervé Kempf
La démocratie est-elle compatible avec l'écologisme radical ?
Alors
que celui-ci connaît un renouveau à la fois théorique, par la critique
du productivisme, et militant, avec la contestation des organismes génétiquement
modifiés, de la publicité, de la télévision, de l'industrie nucléaire,
de l'automobile, etc., cette question est à nouveau posée par les écologistes
eux-mêmes.
Le débat trouve ses racines dans la pensée de Hans Jonas,
philosophe allemand disparu en 1993, dont la pensée est l'une des
principales inspiratrices de l'écologie. Face au danger auquel le développement
de la technique expose l'humanité, il relevait dans son maître ouvrage,
Le Principe responsabilité (Flammarion, 1998) : "Il faut
prendre des mesures que l'intérêt individuel ne s'impose pas spontanément
et qui peuvent difficilement faire l'objet d'une décision dans le
processus démocratique."
Le débat est revivifié par le retour d'une vision catastrophiste dans la
pensée écologiste, inspirée en partie des réflexions du philosophe
Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002). Elle a
occupé un séminaire roboratif rassemblant à Montbrison (Loire), en février,
près de 90 intellectuels, Verts, alternatifs, membres d'Attac ou des Amis
de la Terre, autour du thème "Antiproductivisme, décroissance et démocratie".
Ainsi, s'appuyant sur la théorie dite du pic de Hubbert, selon laquelle
la production mondiale de pétrole atteindra très prochainement un
maximum en raison de la diminution des réserves accessibles à bon prix,
Yves Cochet, député (Verts) de Paris, décrit le scénario d'une crise
profonde provoquée par une augmentation brutale du prix de l'énergie
entraînant l'écroulement des systèmes de transport : l'aviation civile
s'effondrerait, l'habitat rural serait désorganisé (en raison de sa dépendance
à l'égard de l'automobile), etc. La crise s'accompagnerait d'un chômage
massif et de guerres violentes pour le contrôle du pétrole du
Moyen-Orient. Dès lors, le député envisage trois hypothèses : le chaos
et la barbarie ; une dictature des pays riches se protégeant à tout prix
; une société de sobriété passant par le rationnement.
Sans suivre unanimement la prophétie de M. Cochet, les écologistes
radicaux postulent la survenance d'une crise écologique d'une intensité
sans précédent. Pour la prévenir, ils affirment la nécessité d'une
rupture avec le système économique dominant, qui repose sur la
croissance.
Ils dénoncent également l'idéologie du développement durable, qui prétend
concilier développement économique et protection de l'environnement. Le
développement durable ne serait qu'un faux-semblant, le manteau
environnemental d'un libéralisme qui ne voudrait rien changer. Les écologistes
radicaux s'attaquent ainsi au dogme central de la gauche : l'indissociabilité
du progrès social et de la croissance économique.
Mais si crise grave il y a, et si le seul moyen de la prévenir est
d'adopter des mesures de rationnement et de décroissance, comment le
faire sans recourir aux solutions dictatoriales, "léninistes",
que récusent des écologistes qui ont toujours refusé l'idéologie
marxiste ? Une première réponse a été apportée par Geneviève Azam,
économiste à l'université de Toulouse : évoquant les travaux du
philosophe Cornélius Castoriadis sur la formation de la démocratie dans
la Grèce antique, elle a relevé que celle-ci peut se renforcer par la
confrontation à la tragédie.
"La démocratie est notre arme suprême ", dit Mme Azam, pour
qui les conditions de son bon exercice supposent d'assumer la finitude de
la planète, de rouvrir l'imagination pour expliquer que le monde fini
n'est pas un monde fermé, de réanimer le sens de la tragédie, qui
impose des choix décisifs.
Une autre façon d'aborder le problème a été de relever que la démocratie
est déjà mal en point en raison des puissances qui contribuent au désastre
écologique. Selon Serge Latouche, de l'université Paris-Sud, "le
pouvoir n'est plus exercé par le politique, mais par l'instance occulte
des firmes multinationales ". Par ailleurs, note Stéphane Lavignotte,
de l'association Vélorution, "l'enjeu est de savoir si la société
fait assez communauté pour se mettre d'accord. Mais quelle est la force
du lien social quand la société est à ce point inégalitaire ?"
Le constat est incontournable, même pour ceux qui ne rentrent pas dans
une logique catastrophiste. Alain Caillé, animateur du mouvement
anti-utilitariste incarné dans la Revue du MAUSS, relève ainsi :
"Il est évident que l'idéal démocratique est en panne à l'échelle
mondiale. La dynamique actuelle du capitalisme pousse au "parcellarisme",
à l'éclatement du sens collectif."
La question que pose l'écologie radicale est donc essentiellement
politique : si l'on veut éviter les solutions autoritaires aux crises, il
faut revitaliser la démocratie. Cela passe par l'articulation du social
à l'écologie, de la solidarité à la diminution des consommations matérielles.
"Moins de biens, plus de liens", "Ne pas construire la société
que la catastrophe va nous imposer, mais la société que l'on veut",
"Ne pas seulement faire moins, mais faire autrement",
"Lutter contre les inégalités en instaurant un revenu maximal"
sont les idées synthétisant cette démarche où les crises écologique
et sociale ne sont pas pensées comme opposées, mais intrinsèquement liées.
Alain Caillé, ouvrant en forme de provocation une perspective
"social-démocrate universalisée", propose une alliance
"entre ceux qui ont le souci de la planète, ceux qui veulent reconquérir
la démocratie, et ceux qui aspirent à refonder une base éthique
minimale".
Il y a dans ces questionnements les matériaux d'une plate-forme sur
laquelle pourrait se rebâtir une gauche qui manque singulièrement d'idées
sur la société qu'elle prétend transformer. A la condition d'accepter
la radicalité que posent les "décroissants", ces partisans de
la décroissance. Et de se référer davantage au philosophe Ivan Illich
qu'à Karl Marx.
Ivan Illich et la critique radicale de la société industrielle
A
une lettre près, on pourrait croire au titre du célèbre roman de Tolstoï,
La mort d’Ivan Illitch. Mais l’Ivan Illich qui vient de nous
quitter n’était pas un héros de roman : seulement l’un des
penseurs les plus originaux du XXe siecle dans le domaine
des sciences sociales. Figure symbolique de la critique de la société
industrielle, sa notoriété fut très grande dans les années 70-80.
Elle avait ensuite beaucoup décliné, en même temps que s’atténuait
cette critique, occultée par la crise de l’emploi, les défis de la
mondialisation et l’émergence des technologies de l’information.
Pourtant, à les scruter de près, la pertinence de ses analyses demeure
entière. Mais, un peu comme le soleil, il semble dangereux de les
regarder en face, tant leurs conséquences pourraient être corrosives, si
elles devaient être prises au sérieux.
Car les critiques formulées par Ivan Illich sont corrosives. Qu’on en
juge : la médecine rend malade plus qu’elle ne guérit,
l’automobile fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner,
l’école déforme plus qu’elle n’éduque. Sans doute, Illich a-t-il
parfois cédé à un certain goût de la provocation en utilisant ces
raccourcis : sa mise en cause de l’école, par exemple, porte moins
sur l’éducation que sur la forme institutionnelle que cette éducation
revêt chez nous ; elle annonce plutôt les expériences d’échanges
de savoir ou s’inspire des pédagogies actives à la Freinet.
Au-delà de cet aspect volontiers provocateur, Ivan Illich s’est
attaché à développer une critique radicale de ce qu’il appelle le « mode
de production industriel ». De quoi s’agit-il ? Pour lui,
les hommes ont deux façons de produire ce qu’ils estiment
nécessaire ou important de produire. Ou bien ils s’y attellent
eux-mêmes, en produisant directement les valeurs d’usage qu’ils
souhaitent, à la façon du jardinier amateur ou du bricoleur artisan. Ou
bien ils ont recours à des marchandises produites par d’autres.
L’humanité a très longtemps utilisé essentiellement la première
voie, celle qu’Illich appelle le « mode de production
autonome ». Mais, pour des raisons d’efficacité, la seconde
voie – le « mode de production hétéronome» – est devenue
prépondérante depuis quelques siècles, et omniprésente depuis
quelques décennies. En apparence au moins, la division du travail permet
en effet de produire davantage, elle facilite la mise au point de
technologies performantes et la création d’objets innovants. Or, cette
voie est une impasse (1), parce qu’elle prive l’homme de sa
capacité à être autonome, de « la capacité personnelle de
l’individu d’agir et de fabriquer, qui résulte de l’escalade,
constamment renouvelée, dans l’abondance des produits » (Le
chômage créateur).
Un
seuil contre-productif
Pour
Illich, vient un moment où le recours croissant aux marchandises – ce
qui est produit par d’autres – ne permet plus de satisfaire les
besoins, mais engendre une demande encore plus grande de marchandises. Il
y a inversion du sens, exactement comme dans un système écologique,
lorsqu’un apport trop grand de matières organiques détruit la flore
aquatique au lieu de la nourrir. Vient un moment où la marchandise
n’est plus une réponse à un besoin, mais la base d’une nouvelle
demande, dans une sorte de course sans fin, où la marchandise appelle
davantage encore de marchandise.
Illich attache une grande importance à cette notion de seuil, ce point de
basculement où, de moyen au service d’un projet, la marchandise devient
un obstacle qui empêche l’homme d’être l’artisan de son devenir :
pour Illich, plus n’est pas synonyme de mieux ; vient un moment où
la marchandise, d’objet de libération devient objet d’aliénation.
Alors, le modèle de production devient contre-productif : ainsi,
lorsqu’on met bout à bout le temps passé à gagner de quoi acheter une
voiture et les charges qu’elle entraîne pour l’entretenir et la faire
rouler, et que l’on compare ce temps au nombre de kilomètres parcourus,
on arrive à une moyenne de… 6 km/h (2). Pas plus vite que la
marche à pied, et moins que le vélo, deux modes de transport autonomes.
Comme l’écrit Jean-Pierre Dupuy (qui estime que « la
situation présente est sans doute pire que celle d’il y a vingt
ans »), « le temps passé à concevoir et à fabriquer des
engins puissants prétendument capables de faire “gagner du temps”
fait beaucoup plus qu’annuler le temps qu’ils économisent
effectivement » (3). La technique hétéronome
accroît les déplacements, mais réduit la vitesse. La consommation
médicale accrue n’accroît que peu l’espérance de vie (qui
augmente principalement grâce à l’hygiène de vie), mais produit une
dépendance croissante qui va à l’inverse de ce qu’on appelle la
santé.
La
marchandise, objet d’aliénation
Au
total, le franchissement d’un seuil de contre-productivité provoque plus de dépendance,
alors que les gens cherchaient plus d’autonomie. Les marchandises étouffent
ceux qu’elles étaient censées libérer. Tout d’abord, la société tout
entière est peu à peu façonnée en fonction des outils hétéronomes.
Ceux qui tentent de sauvegarder leur autonomie doivent progressivement choisir
entre exclusion et règle commune : dans une ville où l’automobile est
reine, se déplacer à pied ou en vélo devient dangereux. Certains moyens
techniques éliminent ainsi toutes les autres formes de production de valeur
d’usage : Illich parle alors de « monopole radical ».
Et ceux qui n’y ont pas accès sont alors appauvris, puisqu’ils ne peuvent
plus utiliser les méthodes autonomes.
La seule façon d’échapper à cet appauvrissement est d’utiliser des
marchandises-prothèses suppléant à la perte d’autonomie. Les médicaments
suppléent au mal-être, la télé à la solitude, le Viagra à l’impuissance.
D’où un cercle vicieux : chaque diminution d’autonomie personnelle
donne naissance à une demande supplémentaire de marchandises qui diminue un
peu plus l’autonomie, etc. Congestion et encombrement font alors leur
apparition, dans les transports, les hôpitaux, les grandes institutions.
Enfin, se multiplient les « professionnels » (au sens américain
du terme : spécialistes, experts), seuls capables de trouver des solutions
au fonctionnement de plus en plus complexe d’une société hétéronome.
La voiture appelle le garagiste, l’école le professeur, la complexité
sociale l’expert en tous genres : sexologues, psychologues, profileurs,
communicateurs… Toutes ces professions deviennent des intermédiaires obligés,
qui accroissent d’autant la perte d’autonomie de chacun.
Aussi, Illich croit-il aux vertus libératrices de la crise. Elle « peut
signifier l’instant du choix, ce moment merveilleux où les gens deviennent
brusquement conscients de la cage où ils se sont enfermés eux-mêmes, et de la
possibilité de vivre autrement » (Le chômage créateur).
Il cherche, par ses exemples pédagogiques, par l’échange et la créativité,
à favoriser l’émergence d’une société conviviale, c’est-à-dire dans
laquelle la capacité de chacun d’agir est augmentée par l’utilisation
d’outils adéquats que chacun peut maîtriser et contrôler.
Une
société invivable
Au-delà
du fait que, avec d’autres (comme Jacques Ellul en France ou Paul Goodman
aux Etats-Unis), mais sans doute plus fort que la plupart des autres, il dénonce
une société qui aliène alors qu’elle croit libérer. L’apport d’Illich
tient en deux points. D’abord, il montre que les outils ne sont pas neutres :
ils portent en eux-mêmes leur propre finalité, ils sont la matrice qui modèle
les rapports sociaux que les hommes noueront entre eux. Ce qui va à
l’encontre de toute la tradition positiviste et productiviste du marxisme
dominant, qui voit dans l’essor des forces productives un instrument libérateur
et la preuve de la maîtrise croissante de l’homme sur l’univers.
Dans cette tradition, si l’essor des forces productives se retourne contre
l’homme, c’est parce qu’il est confisqué par la classe dominante qui
l’utilise à son profit. Au contraire, Illich estime que ce potentiel libérateur
est un leurre, et qu’il se retourne contre ceux qui sont censés en être les
bénéficiaires. André Gorz, qui vient de l’univers marxiste, suivra Illich
sur ce point et rompra bruyamment avec la problématique marxiste : « La
vraie vie, écrit-il dans ses Adieux au prolétariat, commence hors
du travail. » Et s’il faut composer avec des instruments de
production hétéronomes, parce qu’ils sont plus efficaces, il faut réduire
autant que possible cette sphère de l’activité, où l’on produit des
marchandises.
Deuxième point : Illich avance que la logique des institutions est indépendante
de leur finalité : c’est en voulant faire le bonheur des gens qu’on
produit une société invivable. Qui est ce on ? Ivan Illich ne fournit pas
de réponse bien nette. Tantôt il met l’accent sur la responsabilité des
professionnels, qui tirent en quelque sorte profit du crime, tantôt il raisonne
en termes systémiques, où l’acteur est déterminé par le système en même
temps qu’il le détermine, selon le principe bien connu des cercles vicieux.
Cette critique radicale de la société industrielle ne donne donc pas la
solution politique au problème qu’elle pose. On peut partager une partie de
la critique d’Illich, mais penser que l’hétéronomie peut être libératrice,
notamment pour les femmes, quand la division du travail prend la forme du don et
du contre-don, à l’instar des systèmes d’échanges locaux. Dans cette
perspective, l’enjeu est aujourd’hui de démocratiser la sphère hétéronome
autant que d’étendre la sphère de l’autonomie, en définissant
collectivement ce qui est utile socialement.
Dans ce contexte, une partie de la critique de l’hétéronomie faite par
Illich a quelque peu perdu de sa force aujourd’hui. En effet, non seulement
nous ne savons pas comment rompre avec elle, mais nous n’en avons plus
l’envie ou nous l’exprimons sous des formes renouvelées et moins radicales,
notamment dans le cadre de l’économie solidaire, qui mixe relations
marchandes et autonomie, au lieu de récuser purement et simplement les premières.
Force est de reconnaître d’ailleurs que les alternatives à la société
industrielle marchande ne sont pas des plus exaltantes : le yoga et la
nourriture bio ont moins fait pour allonger l’espérance de vie que les médicaments
contre le cholestérol. La prothèse est efficace et, comme l’écrivait Joan
Robinson, « le système est cruel, injuste, agité, mais il fournit
vraiment des biens et, que le diable l’emporte, ce sont des biens qu’on veut » (4).
Mais, en même temps, qui ne voit que, loin d’apaiser nos sociétés,
l’accumulation de biens crée de nouvelles pauvretés – ceux qui sont dépourvus
de téléphones portables se sentent à l’écart, par exemple – et
multiplie les problèmes – déchets, encombrements, énergie… Au total,
la critique radicale développée par Illich a ouvert bien des portes. Certains,
comme Serge Latouche, François Partant ou Fabrizio Sabelli, s’en inspirent
pour proposer une alternative au développement conçu comme un simple
rattrapage des pays industrialisés. D’autres tentent de composer avec la société
telle qu’elle existe, et parlent alors de développement durable, comme le
font Ignacy Sachs ou Amartya Sen. Si l’on juge la vitalité d’une pensée à
sa postérité, alors celle d’Ivan Illich est particulièrement vivante.
Denis Clerc
(1) Le terme a d’ailleurs été repris par un des
disciples d’Illich, Ingmar Granstedt, qui a publié en 1980 une
critique acérée de L’impasse industrielle (éd. du
Seuil).
(2) C’est Jean-Pierre Dupuy qui a eu l’idée du calcul de cette « vitesse
généralisée », idée reprise par Ivan Illich pour illustrer sa
thèse de la marchandise comme obstacle.
(3) Pour un catastrophisme éclairé, éd. du Seuil,
2002, p. 38.
(4) Philosophie économique, éd. Gallimard, 1967.
Texte tiré du lien suivant : http://www.alternatives-economiques.fr/site/nouvelles_pages/210_005.html