Face à l’inaction généralisée, les colères de Nicolas Hulot. Voici le dernier éditorial de Nicolas Hulot, visible sur le site fnh et publié dans "Le monde 2" du 18 février 2005. Pour faciliter la lecture de ce texte : Les propos de Pierre Barthélémy (le journaliste) sont gras et noirs. Les propos de Nicolas Hulot sont dans une police standard. |
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Vous êtes devenu une des figures les plus célèbres de l'écologie en
France. Mais on sait moins comment vous vous êtes engagé dans cette voie.
Probablement parce que c'est une longue histoire. Je dis souvent que je ne suis
pas né écologiste, je le suis devenu par raison, ce qui rend sans doute mes
convictions d'autant plus solides. Comme beaucoup de gens, j'avais un certain
nombre d'affinités avec les grands espaces, la nature, mais ça ne fait pas de
vous un écologiste. On peut d'ailleurs avoir une grande affection pour la
nature, au sens rousseauiste du terme, et être un prédateur. Sans m'en rendre
compte, je l'ai probablement été quand j'avais 20 ou 25 ans, lorsque pour moi
la nature était une sorte d'exutoire. Ma prise de conscience s'est donc faite
progressivement, après plusieurs constats consécutifs à mes nombreux voyages.
Premier constat: la planète qui nous héberge est beaucoup plus petite qu'on ne
l'imagine. Il faut vraiment s'en rendre compte parce que l'on croit vivre dans
un monde presque infini. Or ce monde est clos, limité et d'une échelle
raisonnable. Corollaire: la planète est vulnérable. Le deuxième constat,
c'est que l'empreinte écologique de l'humanité est visible à l'oeil nu et son
expansion tout autant. Tout à coup, on réalise la rapidité et «l’efficacité»
des dégradations que l'on inflige à l'environnement. Je me suis aussi aperçu,
par moi-même ou par l'éclairage de nombreux chercheurs, que ces dégradations
compromettaient la trajectoire de l'humanité. Ces constats de visu, ces
impressions sur le terrain sont corroborés, étayés par les rapports des
scientifiques qui sont tous au rouge. Il y a vraiment péril en la demeure, et
dans une échelle de temps courte.
Longtemps on a pensé qu'à l'issue de ce siècle il faudrait, peut-être,
commencer à réduire notre impact sur l'environnement. Non, nous sommes
maintenant à la croisée des chemins. C'est maintenant que ça se joue et c'est
maintenant que l'on peut décider de l'ampleur des crises à venir -parce que
les crises seront inévitables. A partir de ces constats, ce combat m'a paru
coiffer les autres préoccupations. Ma conviction est que la crise
environnementale va changer d'échelle et quelle donnera des occasions
supplémentaires à l'humanité pour s'affronter. Cela ne fera qu'accroître nos
points de friction. Lorsqu'il n'y a plus l'espace d'un doute sur ce qui se
trouve devant vous, soit vous cédez au fatalisme ambiant, soit vous faites
semblant de ne rien voir, comme le fait toute une partie de la société, soit
encore vous dites «c'est le combat que je prends». Chemin faisant, d'un combat
solitaire, empirique, c'est devenu un combat raisonné, collectif. Dans la
fondation que j'ai créée, des experts sont venus me soutenir, me cadrer, me
nourrir, m'éclairer parce qu'il faut éviter de véhiculer de fausses
vérités, être prudent dans les projections pour ne pas discréditer le reste
du combat.
C'est un combat raisonné mais on sent tout de même, dans vos dernières
interventions, que la colère couve en vous.
Très sincèrement, tous les jours, au fond de moi, je suis dans un état de
colère monumentale, pour une simple et bonne raison : il n'y a pas un
interlocuteur que je rencontre, quel que soit son niveau, sa sphère, ses
opinions politiques, qui oppose le moindre argument à nos inquiétudes. Donc
individuellement, il y a un accord sur nos analyses, mais collectivement rien ne
bouge. Je me dis que soit je passe mon temps à rencontrer des maîtres dans
l'art de l'hypocrisie, soit, tout simplement, la prise en charge de tous ces
éléments est lourde et complexe : chacun est effrayé et préfère... oublier.
Il y a donc des moments où je bous un peu et où je comprends vraiment
Greenpeace.
Vous voulez dire une défense de l'écologie plus active, plus virulente.
Oui, car la surdité des décideurs, quand elle est chronique, c'est une forme
de violence. Donner le sentiment d'écouter l'autre mais de ne pas en tenir
compte, c'est, sur la longueur, une forme de violence. En revanche, je ne
considère pas que les gens de Greenpeace sont violents, je les adore et je les
trouve légitimes. Ils ont choisi un mode d'action engagé, parfois un peu plus
physique mais c'est, me semble-t-il, le minimum que l’on puisse opposer à
cette violence.
On parle beaucoup de vous comme le «Vert» de Jacques Chirac. Quelle est
la nature de votre relation ?
Je l’ai rencontré, à la fin des années 1980, à sa demande, il était maire
de Paris et avait eu écho que je voulais lancer une fondation s'occupant
d'éducation à l'environnement. Il m'a proposé son aide, et la Mairie de Paris
a été, un temps, un des partenaires de la fondation.
Jacques Chirac a par la
suite montré assez régulièrement un intérêt - qui s'est intensifié au
cours des dix dernières années - pour la vision et l'analyse que j'avais de
l'état du monde. Au retour de mes voyages, je lui racontais, un peu, ce que
j'avais vu de merveilleux et, surtout, ce que j'avais vu d'inquiétant. Au
départ, c'était un témoignage et cela s'est transformé en un dialogue
constant, dense et intense sur l'écologie. Je l'ai fait «profiter» de ma
propre évolution personnelle. Je l'ai nourri d'un certain nombre de notes soit
personnelles soit émanant de personnes diverses, qui lui transmettaient des
rapports et des expertises sur des thématiques environnementales. Cela dure
toujours. Je ne me suis pas privé de cette écoute parce que ma mission
consiste à sensibiliser, informer, porter la connaissance tant au niveau du
grand public qu'à celui des décideurs.
Parallèlement, il s'est noué entre le président et moi une sorte de relation
d'estime, mais il a toujours été très clair entre nous qu'elle ne pouvait en
aucun cas interférer sur mon indépendance. J'ai pu, en différentes occasions,
affirmer cette indépendance, en critiquant ouvertement et régulièrement les
non-choix et l'inertie du gouvernement, les camps politiques sur leur ignorance
et leur inconséquence. Ce travail que j'ai fait avec le président, je l'ai
aussi fait avec d'autres hommes politiques, comme François Hollande, Laurent
Fabius, Arnaud Montebourg et bien d'autres. Il y a peu d'hommes politiques de
premier plan avec lesquels je n'ai pas essayé d'engager un dialogue. Le point
d'orgue de ma relation avec le président a été le jour où, peut-être à la
suite d'un quiproquo entre lui et moi, il m'a proposé de devenir ministre. Cela
ne m'avait jamais traversé l'esprit et, pour un certain nombre de raisons que
j'ai déjà expliquées, je n'ai pas eu l'ombre d'un doute sur ma réponse. Mon
refus n'a pas contrarié le dialogue que nous avons et il m'arrive de prendre
mon téléphone ou d'envoyer un fax pour pousser un coup de gueule.
Pensez-vous franchement qu'écologie et politique sont compatibles ?
Je le souhaite mais je ne le crois pas pour l'instant. Nous ne sommes pas dans
la situation de faire du développement durable. Nous sommes plutôt dans le
théâtre des apparences. Bossuet constatait que nous étions des créatures
étonnantes qui nous affligions des effets dont nous continuions à adorer les
causes. On fait tous semblant de s'affliger des effets, mais on ne veut pas voir
les causes et on continue à les encourager. Les mots écologie, environnement,
développement durable, qui étaient ghettoïsés il y a peu, sont dans la
bouche de tout un chacun, gauche et droite confondues, mais on n'a pas tiré les
conséquences de ce que cela impliquait, la révision fondamentale de notre
société, notamment sur le plan économique. Le développement durable, ce n'est
pas un petit paramètre que l'on prend en compte quand on a considéré tous les
autres. C'est une imprégnation transversale de tous les choix de la politique.
Cela s'apparente à un tamis : chaque choix public doit passer à travers. On se
trouve à des années-lumière de cela. On est, aujourd'hui comme hier et
probablement comme demain, dans de la poudre aux yeux. La politique, telle qu'on
la conçoit aujourd'hui, s'inscrit dans un canevas de temps incompatible avec
l'engagement écologique car ce que l'on va semer ne profitera pas, en termes
électoraux, à celui qui aura semé. L'écologie n'est pas dans la mentalité
du personnel politique qui, pour la plupart, a été élevé dans l'idée que
nos institutions, notre technologie, notre recherche trouveront remède à tout,
que des désordres éventuels trouveront remède dans notre intelligence. Et
puis, cette préoccupation remet en cause des fondamentaux car, dans une
société vivant dans le culte de la croissance quantitative, il faut bien
reconnaître que le premier ennemi de l'écologie à l'heure actuelle, c'est
cette croissance, dès lors qu'elle entraîne à parité une croissance des flux
d'énergie et de matière.
Tant que notre société ne se dotera pas d'un minimum d'outils comme la
fiscalité énergétique, on ne se mettra pas en situation d'agir efficacement.
Mais je peux vous assurer que lorsque vous dites cela à un homme politique de
gauche ou de droite, il a décroché depuis longtemps et pense que ce n'est pas
possible. Il voit arriver les lobbies lui démontrant que tout cela va menacer
l'emploi ou tel secteur économique...
En France, nous sommes un peu les chantres du protocole de Kyoto de réduction
des gaz à effet de serre mais, dans le même temps, nous nous mettons dans la
situation de ne pas tenir nos engagements parce que nous ne réalisons pas que
si, par exemple, nous construisons une troisième plate-forme aéroportuaire sur
Paris, cela va engendrer une augmentation des gaz à effet de serre…
Comment pouvez-vous concilier votre relation d'estime avec le président
de la République avec le fait qu'il dirige une majorité qui cède à bien des
lobbies ?
D'abord, j'ai toujours du respect pour les gens qui ont fait du chemin, même
s'il est insuffisant. Ensuite, j'aurais aimé entendre des grands leaders de
gauche avoir des engagements aussi forts que ceux que le président a eus
régulièrement. Enfin, dans un système où pouvoirs exécutif et législatif
sont séparés, vous aurez beau être président, avoir la majorité à
l'Assemblée comme au Sénat, si votre camp politique ne partage pas cet
engagement, la marge de manoeuvre sera excessivement faible. Regardez comment le
président a dû se battre pour faire passer auprès de son propre camp la
Charte constitutionnelle sur l'environnement, un texte édulcoré qui n'est pas
la panacée !
Dans l’actualité écologique des derniers mois, il y a certes la
Charte, mais aussi l'abattage des loups, la mort de l'ourse Cannelle, les dates
d'ouverture de la chasse, des attaques contre les lois «Montagne» et
«Littoral». La protection de l’environnement semble dans le collimateur de
bien des parlementaires, et particulièrement de parlementaires de la majorité.
C'est calamiteux. J'aurais aimé que le président intervienne, il aurait pu
faire preuve d'autorité et je regrette très profondément qu'il ne l'ait pas
fait. Le florilège que vous citez est inique. Je n'attends plus rien de probant
du système actuel. Des exemples : le budget du ministère de l'écologie est en
baisse, on divise ses locaux pour y mettre la francophonie, on a réduit comme
peau de chagrin le budget de l'Agence de l'environne ment et de la maîtrise de
l'énergie (Ademe). Je sais que le bilan écologique du quinquennat sera
insignifiant. Je ne doute pas de la bonne volonté d'un Lepeltier [le ministre
de l'écologie]. Mais sa bonne volonté est là essentiellement pour encaisser
tous les jours des coups de ses propres collègues. Il faut un courage et une
résignation que je n'aurais pas car sa mission est impossible. Comment
voulez-vous faire face à un Gaymard, à un Devedjian, des gens qui sont
habités par d'autres logiques, pour qui le développement durable est juste un
obstacle ? Le ministère de l'écologie doit au minimum être à Bercy. Au
minimum... Et le tamis dont je vous parlais tout à l'heure doit être chez le
premier ministre. Ce n'est évidemment pas le cas.
Pourtant, c'est au niveau de la structure du gouvernement que l'autorité
du chef de l'Etat devrait se faire le plus sentir...
J'ai plaidé plusieurs fois pour ce changement de structure. Quand j'ai
refusé à deux reprises d'être ministre, j'ai essayé de faire en sorte que
mon refus soit accompagné de propositions concrètes en disant : «Ce n'est pas
l'homme qui compte, vous n'aurez pas plus de résultats avec moi. C'est
l'architecture qui compte.» J'avais demandé que l'on tienne compte de ces
remarques, notamment au cours du dernier remaniement, que l'on donne un pouvoir
économique et politique différent au ministère de l'écologie, qu'il soit au
minimum rattaché au premier ministre. On ne m'a jamais dit non. On m'a même de
temps en temps laissé de l'espoir. Et non seulement cela n'a pas été fait,
mais cela a été pire que cela puisqu'on a supprimé le secrétariat d'Etat au
développement durable. Tout cela parce que l'opposition est quasiment unanime
à droite. Il faut d'ailleurs savoir comment, dans les couloirs, l'engagement
écologique du président est traité par l’UMP : ils tournent cela en
dérision, parce qu'ils n'y croient pas.
Qu'est-ce que le «syndrome du Titanic», qui donne le titre de votre
dernier livre ?
C'est une métaphore qui repose sur plusieurs analogies. La première, c'est que
le Titanic, à l'époque, était le fleuron de notre technologie. Ceux qui
l'avaient conçu comme ceux qui le pilotaient ne se posaient pas la question de
sa vulnérabilité. C'est symptomatique de notre époque qui a une confiance
outrancière dans notre technologie et notre science. Deuxième analogie : quand
l'équipage a vu l'iceberg, il a tourné trop tard le gouvernail. Nous, nous
faisons semblant d'avoir vu l'iceberg mais, dans le meilleur des cas, on se
prépare à diminuer un peu l'allure, et pas du tout à modifier la trajectoire.
Dernière analogie : quand le bateau coula, que l'on fût en première classe ou
dans les soutes, chacun en prit pour son grade. C'est cela le syndrome du
Titanic.
Quels sont, à vos yeux, les signes les plus dramatiques que notre
vaisseau Terre va rencontrer un iceberg écologique ?
En préambule, je voudrais dire que j'ai longtemps cru que la communication
allait sauver l'humanité, que les hommes, en se découvrant les uns les autres,
allaient mieux se comprendre et s'apprécier. Je crains que la communication ait
un effet pervers contraire, qu'elle cristallise les différences et rende
d'autant plus indécentes les injustices. Cela crée et alimente d'énormes
tensions, qui font ensuite le lit de toutes formes de radicalisation. Les crises
écologiques qui nous menacent vont être un facteur aggravant, se surajouteront
à ces tensions. Quels sont les signaux de ces crises écologiques ? Pour moi,
il y a quatre courbes, qui s'alimentent les unes les autres. La première, c'est
la courbe démographique : la population mondiale devrait dépasser les 9
milliards d'individus à la fin du siècle. Parallèlement, la deuxième courbe,
celle de la consommation et de la pollution, augmente. On pèse chacun, chaque
jour, de plus en plus sur la planète. La troisième, celle de l'émission de
gaz à effet de serre, et la quatrième, celle de l'érosion de la
biodiversité, augmentent elles aussi. Pour employer une image, on voit bien que
les trajectoires de l'humanité et de la nature sont en train de converger et
qu'il va y avoir une collision.
Dans les modélisations prudentes du réchauffement planétaire présentées par
le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), la
fourchette basse est alarmante. En termes de désordre écologique, de
conséquences sanitaires, de pénurie de ressources, d'érosion de la
biodiversité, le tableau est dramatique. On ne nous parle pas d'une échéance
de deux cents ans. On nous dit qu'il va y avoir un effet d'emballement dans le
siècle. Ainsi, les océans ont une capacité de stockage du CO2 qui diminue
lorsque la température de l'eau augmente. Ainsi, quand le permafrost repasse
régulièrement à des températures positives, la fermentation des matériaux
organiques reprend et le méthane, qui est un gaz à effet de serre beaucoup
plus efficace que le CO2, est libéré dans l'atmosphère. Voilà deux effets
d'emballement. On va changer d'échelle.
Les écologistes de par le monde tirent le signal d'alarme. Pourtant, les
Etats-Unis, les plus gros pollueurs, n'ont pas ratifié le protocole de Kyoto et
font semblant de ne pas entendre. Voyez-vous un moyen de faire pression sur eux
?
La meilleure et la seule attitude consiste à construire une Europe exemplaire
sur le plan écologique. Elle devra redonner du sens au progrès, c'est-à-dire
orienter la recherche et la technologie pour améliorer durablement la condition
humaine. Elle devra être solidaire avec le Sud pour ne pas être responsable de
désordres écologiques et sanitaires. Et solidaire avec le futur pour que nos
enfants et nos petits-enfants ne se retrouvent pas avec des équations sans
solutions. Faisons cette Europe-là et, à ce moment, les Américains seront
bien obligés de se rendre compte que nous avons su anticiper. Et si nous
trouvons de nouveaux modes de transport, de chauffage avec des énergies ayant
un impact raisonnable sur l'effet de serre, nous en tirerons économiquement
profit le jour où le pétrole s'arrêtera. Si nous avons exploité
différemment nos matières premières, notre eau, nos ressources halieutiques,
nos sols, ce sera précieux.
De toute façon, si nous ne mettons pas en place des mécanismes de régulation,
la nature le fera d'elle-même, indépendamment de nous. Je dis souvent que le
monde de demain sera radicalement différent de celui d'aujourd'hui. Il le sera
de gré ou de force. S'il l'est de gré, le tribut sera beaucoup moins lourd et
terrible que s'il l'est de force.
N'en avez-vous pas assez de jouer les Cassandre ?
Très sincèrement, si. Mais en même temps, comme je combats le fatalisme, si
moi-même j'y cède, je me renie. Je réfléchis à une autre méthode pour
peser plus et créer un lobby des consciences.
18 avril 2005